Tu vois cette allumette, c’est l’Empereur…
Il neige. Quelle désolation uniforme et blanche, quel linceul ! Rapide, dans les vastes espaces de silence, notre traîneau glisse sur la route déserte, entre les bras morts des sapins. La campagne, sur son drap immaculé, est triste comme une cérémonie funèbre. De petites isbas glacées, pas plus grandes que des tombeaux, jalonnent le chemin, et il n’y a de vivant, dans le paysage, que notre course, que ce cheval au poitrail fumant.
Mais il y a quelque chose de plus mort encore que la mort : c’est cette petite ville de Tsarskoié-Sélo[1] que nous abordons, avec ses rues où ne passe personne, avec ses maisons aux fenêtres impénétrables, aux vitres glauques, aveuglées de givre, plus fermées sur le regard que des paupières closes. Comme on comprend certaines pages de Gogol, comme on voit les Âmes mortes ! et comme il apparaît bien que, derrière ces murs, commence un monde que nous ne connaissons pas… Ce peuple ne parle, ni ne crie, ni ne pleure.
On nous raconte bien que, dans des lointains déserts, il s’est réveillé loup et qu’il hurle ; mais au fond de quelles steppes ? Combien de jours et de nuits notre traîneau devrait-il courir sur la terre glacée pour assister au miracle de sa colère ? Moi, je ne connais que le peuple de cette province, celui qui s’est fait tuer, le 9 janvier, en silence, sans une révolte, sans une protestation, sans un geste…
Notre traîneau passe maintenant devant le grand palais blanc abandonné… On dirait une architecture des neiges, il est fait de glace et de froid, précieux bijou d’hiver... Par quel sortilège nous trouvons-nous subitement transportés en Chine ? Quelle fantaisie inconcevable d’un souverain défunt a créé dans cette solitude ce coin de Mandchourie ?... Oui, nous avons ici un village mandchou, le seul village mandchou peut-être intact à cette heure. Hélas ! que voilà une sinistre précaution ; cet impérial architecte prévoyait-il donc que c’est là tout ce qui resterait un jour de la Mandchourie russe ?
Comme la neige est lugubre, cette année ; il semble qu’elle a enseveli quelque chose, quelque chose qu’on ne retrouvera plus quand, elle fondra, ce printemps, sous le soleil tout neuf que nous envoie l’Orient…
Une grille, un soldat, l’arme sur l’épaule, baïonnette au canon… une autre grille, un autre soldat, une autre baïonnette... un parc avec des murs autour, et, autour des murs, des soldats. Quel qu’il soit, ce prisonnier que l’on garde ainsi ne saurait s’échapper. Oui, le captif auguste de ce petit palais, au milieu de ce petit parc, c’est l’empereur. On le dit résigné ; il n’essaie point de fuir. On ne l’a pas vu depuis longtemps, emporté sur quelque route libre par des chevaux rapides, loin de cette prison où chacun, âprement, le surveille : sa famille, ses serviteurs, sa police... Il ne s’efforce point de rompre son destin, il reste.
Et je vais vous dire sa vie.
Il se lève à sept heures ; petit déjeuner anglais, tea and toasts. À huit heures, il se met au travail jusqu’à dix. De dix à onze, promenade dans le préau ; pardon, dans une allée du parc. De onze heures à une heure, réception. À une heure, déjeuner, jusqu’à deux heures et demie, ainsi prolongé parce qu’il faut y ajouter la joie d’être en famille. L’empereur peut parler librement à sa femme, à ses enfants, quand ils sont seuls, ce qui arrive quelquefois. Les domestiques ne comprennent rien à ce qui se dit ; on parle devant eux anglais ou allemand. Quelques détails : l’empereur aime beaucoup la soupe ; il en prend à chaque repas. Il ne fume jamais le cigare, mais des cigarettes, cadeau du sultan ; il ne boit qu’une seule liqueur : le marasquin. À deux heures et demie, il va prendre un peu l’air, dans son parc, toujours. Après, il se remet au travail jusqu’à huit heures. Il faut signer, signer, signer, lire, lire, lire des rapports. Et c’est le travail sans commencement et sans fin ; des rapports s’en vont, d’autres arrivent. À huit heures, dîner, et puis encore des signatures, le travail jusqu’à onze heures... À onze heures, il s’endort, au bruit rythmé du pas des gardes sur le chemin de ronde...
N’approchez pas… Avant même que vous ayez eu l’intention de vous approcher, on vient... On a deviné que vous alliez peut-être vous approcher... Que faites-vous ici ? Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?...
Le captif impérial se promenait dans le parc, il y a quelques semaines, quand un homme se précipita vers lui et tomba à ses genoux, lui barrant la route ; cet homme était un employé des jardins, un pauvre balayeur, dont le dessein n’était point de délivrer l’empereur, mais qui avait une grâce à lui demander. Il n’avait pas encore ouvert la bouche que déjà il était appréhendé, bousculé, relevé, disparu... Jamais l’empereur ne sut ce que cet homme lui voulait ; je vais vous le dire. Le balayeur du tsar, que la police croyait bien connaître, puisqu’il était employé au palais depuis deux ans, était un forçat échappé du bagne, et il demandait sans doute qu’on ne l’y renvoyât point. Sa prière a été exaucée, mais qui pourrait dire où il est, maintenant ? Il n’est peut-être plus nulle part...
L’empereur est triste et sombre ; depuis le 9 janvier[2], depuis qu’on lui a massacré son peuple, il est habité par un ennui terrible, fait des remords... des autres... C’est dans ce petit palais qu’il a passé la journée fatale, c’est là qu’est venue le rejoindre l’impératrice mère, fuyant Pétersbourg dans une voiture de louage... C’est là que ne vient plus Pobiedonostzeff, parce que Pobiedonostzeff ne vient plus nulle part ; c’est là que vient encore le grand-duc Vladimir, lequel, mélancoliquement, gratte son eczéma, en repoussant toute la responsabilité du 9. Qui donc a la responsabilité du 9 ?
Hélas ! ce jour-là, l’empereur fut sur le point d’aller à Pétersbourg, et rien ne serait arrivé, mais il n’y alla pas ; comme il fut sur le point d’aller à la guerre, mais il n’y alla pas ; comme il est toujours sur le point de faire tout ce qu’il ne fait jamais. Ne pas donner d’ordre, c’est une responsabilité plus grande que d’en donner, ne pas vouloir est plus décisif que vouloir, ne pas savoir, plus terrible que savoir.
À son arrivée à Tsarskoïé-Selo, le général Stœssel tombait aux genoux de l’empereur, et lui criait : « Pardon ! Batouchka (petit-père), c’est ma faute ! » Et le petit-père le relevait, l’embrassait : « Non, Stœssel, c’est la mienne ! »
Pauvre empereur !... Et maintenant, on va lui donner une Constitution.
Notre traîneau nous dépose à la gare de Tsarskoïé-Selo. Dans la salle d’attente vide, deux moujiks s’amusent sur un banc avec des allumettes. Nous approchons et nous comprenons qu’à l’aide de ces allumettes le premier moujik explique au second ce que c’est qu’une Constitution.
— Tu vois cette allumette, c’est l’empereur ; tu vois cette autre allumette, c’est l’impératrice ; tu vois celle-ci, c’est le tsarévitch, et celle-là le grand-duc Paul, et celles-là les autres grands ducs ; voilà maintenant les ministres et les bureaucrates, et les généraux, et les métropolites…
Toute la boîte d’allumettes y passe. Sur le banc, chaque allumette est rangée à sa place, comme il convient dans un empire où l’étiquette n’a pas perdu ses droits.
— Eh bien ! veux-tu savoir ce que c’est que la Constitution ? Voilà ! voilà ce que c’est que la Constitution !...
Et le premier moujik, en un tour de main, mêle toutes les allumettes.
Le second moujik ne comprend pas.
— Cherche l’empereur, maintenant !
Cette fois, il a compris.
Avril 1905